sur Céline



(paru dans Le Nouvel Observateur du 19 mai 2011)
Tout était dans le style
Jean-Philippe Domecq*
Longtemps on a coupé Céline en deux: d’un côté l’écrivain génial, de l’autre l’antisémite verbal. L’un écrivait pourtant comme l’autre. Il y a plus gênant encore: et si le pire était en germe, outre les prodiges, dans sa poétique même?
La première fois qu’il la définit, c’est en septembre 1943 dans une lettre à «mon cher Brasillach, à vous je vais tout dire. (…) Je vous énonce ainsi la difficulté simplement: passer dans l’intimité même du langage». Ici, Céline confirme son acuité littéraire. «Et je n’en sors jamais.Je ne sors jamais de l’émotion non plus». Sur ce second point il insistera toujours. Là il y a un problème. Car l’émotion, c’est selon, et quand elle prend la tête on fait la bête. Chez Céline, tiraillé entre compassion et ressentiment, dès que celui-ci l’emporte l’affect ratiocine et ne résonne plus que de deux sons de cloche intellectuelle: mauvaise foi et préjugé.
Mort à crédit n’a pas le succès du Voyage au bout de la nuit. Il y a pire souffrance sur terre, il en tirera le pire: en six mois de jet, ce pamphlet, Bagatelles, dont il aura le culot de dire, après guerre, que le mot de massacre était destiné à «l’éviter aux Juifs »!… Avant-guerre, Monsieur ne vit que juifs derrière ceux qui n’encensèrent pas son livre; c’est ce qui s’appelle «ne pas sortir de l’émotion». Un deuxième germe l’y vouait, dans sa vision: il faut un bouc émissaire pour ne pas se suicider quand on voit l’humanité comme chiennerie générale, et c’est bien vu de voir plein le verre qui l’est à demi. Céline avait cette intelligence de comptoir. Non sans volupté de se jeter dans le chaudron, il lâche les préjugés familiaux qu’en 36 il réentend: «Blum est partout»… Aucune distance avec l’héritage idéologique, cette liberté qu’ont tous. C’est le troisième vice de forme: en entrant en lice à la place de Bardamu, Céline confond auteur et narrateur, le fond de commerce idéologique peut remonter direct, façon inconscient. D’autant qu’il veut parler d’en bas, de ce qu’il appelle «le» peuple, «le vrai», qui a connu la guerre, pas le lycée. Mais le peuple c’est tous, pas seulement Clichy. Si, à la différence de l’oralité tout aussi ouvragée de Genet, ou de celle, simili-texane, de Faulkner, Céline sonne parfois daté, c’est par populisme stylistique. Et qui dit populisme… Mais c’est là toucher au sacro-style et à la littérature haïe, forcément haïe qui est forcément «moisie», voyons… Pareilles âneries de salon peuvent faire slogan en France pendant vingt ans. Pendant ce temps Céline, tout salaud qu’il fut, est lu, relu, tant mieux.
* Dernier roman paru: Le jour où le ciel s’en va, Fayard

1 commentaire:

Unknown a dit…

Bonjour,
Je découvre avec interêt cet article de 2011 à la suite de votre article sur la Légion d'Honneur de Houellebecq dans le "Monde" d'hier jeudi 18 avril. Article fort goûteux et avisé.
C'est bien volontiers que je vous invite à voir mon spectacle "Céline derniers entretiens" au théâtre du Poche Montparnasse à Paris.
Ce travail de plusieurs années qui affronte sans peur la complexité du bonhomme devrait intéresser l'essayiste plein d'acuité.
Il vous suffit de m'écrire d'une boîte mail pour les indications.
Mes respectueux sentiments

Stanislas de la Tousche
stanousch@sfr.fr